La croyance dans l'image Ouvrage de Steven Bernas

Quatrième de couverture

 

La croyance dans l’image de Steven Bernas

 

L’image se tait. Cependant nous croyons en l’image comme représentation de ce que nous vivons. Nous nous reconnaissons dans notre reflet, car il est une donnée du monde à notre image et il produit un travail spécifique sur nos représentations mentales.

 

élire une image à l’aune de nos désirs signifie instituer un usage instrumentalisé des images. Les images sont enrôlées de force dans le récit, qui constitue la fiction en laquelle nous avons besoin de croire. Mais notre besoin de fabuler est aussi ancien que les religions. Ainsi débute la fable littéraire, paternelle, orale ou cinématographique de l’humanité parlante. Elle se fonde sur le désir de croire en la révélation du récit par la bouche qui prend et nous ravit la parole.

 




        Les arts de l’image ne peuvent être un discours, une rhétorique, un message parce que les arts ne sont pas un langage qui porte le sens comme la foi porte le sens des mots de Dieu, comme la science ou la philosophie portent un discours. Art et science sont antithétiques en ce que l’art n’est pas plus l’expression de la science que de la religion. Il n’est ni un instrument cultuel ni un outil culturel. L’art n’est ni une utilité publique ni un organe de propagande, mais un bien pour l’homme. L’art est non récupérable dans son essence et sa matière. L’art dépasse les conditions de production des idées qui l’ont fait naître. Précisément, l’art n’est pas l’incarnation d’une idée ni d’un message. L’art est muet et il se tait devant les mots qui tentent de s’en emparer pour communiquer un sens. L’art échappe au sens imposé. Il est ce que l’homme a créé pour rester libre de toute interprétation contrainte des appareils de persuasion du discours sur l’art. Il reste indispensable mais sans obligation ni raison légitime. La raison pour laquelle la photographie est assimilée à un discours, un langage, un texte, vient en droite ligne d’une illusion de la communication verbale. La photographie comme art n’est pas un langage. Elle n’incarne pas une pensée, une idée. Saisir une image ne se peut que dans le sensible, par intuition, perception, inconnu de soi-même.

p.87-88




L’image se tait. Cependant nous croyons en l’image comme représentation de ce que nous vivons. Nous nous reconnaissons dans notre reflet, car il est une donnée du monde à notre image et il produit un travail spécifique sur nos images mentales. élire une image à l’aune de nos désirs signifie instituer un usage instrumentalisé des images. Les images sont enrôlées de force dans le récit, qui constitue la fiction en laquelle nous avons besoin de croire.  Image souvenir, image écran entrent en nous. Nous vivons dans l’idée que nous avons de nos chers disparus, remplis de notre désir de fabuler, sur le passé, le reçu, le vécu, le vu et le revu. Notre besoin de fabuler est aussi ancien que les religions. Ainsi débute la fable littéraire, paternelle, orale ou cinématographique de l’humanité parlante. Elle se fonde sur le désir de croire en la révélation du récit par la bouche qui prend et nous ravit la parole. La foi n’est pas autre chose qu’une croyance dans qui parle pour nous et en nous, de nous tous.

Voir le réel fait de nous un neutre. Voir la réalité humaine signifie croire en la fiction du monde. Croire signifie élire l’objet de sa croyance. Croire est un acte mental qui vise à s’effacer comme sujet réel au profit de l’image sociale du pouvoir. Croire est réifier l’Autre de l’image, dans la figure du pouvoir du pour soi de qui nous commande. Croire dans les images qui défilent au cinéma ou dans les galeries d’exposition, est croire davantage dans le fantasme que dans l’image. C’est aussi se placer en spectateur de sa vie et théâtraliser le vivant.

La réception d’image n’est pas communication. Tout est dit dans la projection que nous inscrivons mentalement sur l’image comme sur autrui, sur sa peau, sur ses mots, sur son moi-peau. Aujourd’hui, communiquer vise à projeter notre volonté sur l’Autre et à l’enfermer dans nos projections. Peu importe si nous proférons le faux ou le vrai. Seule compte la projection et non la réalité de l’autre, que nous croyons plier à volonté comme un jouet. On ose faire rêver que les images communiquent avec nous. Le public demande quel est le message du film, que voulez-vous dire ? Il n’existe pas de message en art. Communiquer est devenu obliger l’autre à se taire. L’art ne communique pas, il offre une rencontre, une découverte avec une œuvre singulière. Ici le message est infime en comparaison de ce qui se joue. L’art est jeu, ouverture et rencontre avec un artiste. Il existe d’autres lieux de communication. L’art n’est pas ce lieu ni cet objet mais lien infini avec l’imaginaire, le ludique et la liberté comme combat de tous les instants. Croire en l’image est d’abord croire en la fiction fabriquée du monde. Croire est s’effacer en tant que sujet réel au profit de l’image de l’Autre. Dès lors, l’image construit un immense mensonge selon notre besoin d’histoire révélée. Nous entretenons également le désir de fabuler une vérité inventée de toutes pièces pour les besoins de la cause. Il y a les trompeurs et les trompés. L’homme s’efface de l’image du monde comme on sort du cadre. Car le cadre est le lieu social de légitimation du vu et du su. Le hors-cadre est le non advenu, le périssable, vous et moi en l’occurrence.

L’image est cette irréalité construite comme une réalité de la représentation dominante. L’incommunication est le signe maître de l’image qui désigne le sens. L’image ne communique pas vraiment, elle sert de support, de vecteur. Elle est tirée à hue et à dia par la fiction, prise pour un discours. Mais on épuise le goût de la fiction à force de la contraindre à porter le sens, le signe, l’image comme objet du discours. Le spectateur est contraint à penser la fiction comme réalité de soi. Qui peut penser l’image comme s’il s’agissait d’un monde à notre image ? Qui peut penser l’homme comme image et placer le monde dans une image, une abstraction ? Croire et faire accroire, est-ce user du leurre des formes contre les formes de l’Art ?

Habiter l’image n’est rien qu’un faisceau de présomptions et d’attributions portées sur la relation de la création avec l’image. La posture qui vise à être dans l’image et non hors de l’image, désigne la place du créateur par rapport à la matière de l’œuvre. Habiter l’image illustre alors le moment où l’on entre dans la matière afin de la rendre vivante aux yeux du spectateur. Habiter l’image serait tenter de produire la ligature du désir sur l’objet, dont Jean-Luc Godard et Régis Durand, ont tenté l’analyse[1]. Selon Régis Durand, l’image est davantage « le double, mal éclairé, de nos pratiques affectives, sociales, intellectuelles. » Elle est aussi une « ruine future » que l’on nomme indûment l’image. Cette idée de double, voir de doublure de soi, de figure indistincte, place le sujet dans la perte de l’intériorité, d’un soi vivant pour une extériorité de l’instant et du fragment de temps. Dans l’image, la vie est exempte, doublée, incertaine, vacillante, fantomale, figurable. Objet de discours indu, elle est investie par la parole et les courants de la pensée contemporaine vis-à-vis de l’objet. Ce qui est remarquable dans l’image est bien ce rapport affectif des pratiques du regard. On regarde les images affectivement, de manière rétive ou enveloppante, par prise et emprise du vu sur soi. Habiter l’image est donc habiter le monde et le penser. Alors que pour Godard, être dans l’image signifie habiter les processus de création. Et être hors de l’image consiste à penser l’image par distanciation et petite mort, instrumentalisation du regard pour instaurer la distance critique : « Ce que je voulais, c’est passer à l’intérieur de l’image, puisque la plupart des films sont faits à l’extérieur de l’image. L’image en soi, c’est quoi ? Un reflet sur une vitre, est-ce que ça a une épaisseur ? Ce que je voulais, c’était voir l’envers de l’image, la voir par derrière et non devant. Au lieu d’être derrière le véritable écran, on était derrière l’image et devant l’écran. Ou plutôt à l’intérieur de l’image ». Godard désigne également dans Scénario de Passion[2] le statut de l’image. Pour Godard « l’image c’est le sexe », l’écran de soi « et il faut savoir que le sexe est devant, et qu’à la télévision les images sont derrière, et qu’elles poussent les actualités au cul. C’est comme cela qu’à la télévision on se fait enculer ». Habiter l’image est l’inconsistance même de la chair des mots et des plaies du langage, du corps des images souillées par le mental. Habiter l’image consiste à se défaire du corps des images pour s’habiller d’elles, d’un rêve d’irréalité et d’éternité. La production artistique fabrique les représentations culturelles qui font écran entre le sujet et ses désirs. L’art joue sur la distance entre soi et le monde. L’art de raconter fait surgir le manque dans l’espace des fictions. Les mots et les images agissent sur la pensée autant qu’on y adhère, de quelque manière que ce soit. Adhérer pose le problème cultuel de l’adoration de la parole et de l’image révélatrice de l’adhésion, c’est-à-dire de la soumission au rien donné en leurre en guise d’idéal. L’idéal est cet os à ronger de toute propagande de la foi et de la croyance. D’où vient le désir de croire, d’adhérer, de fusionner avec le cru et l’irréel ? Qui croire ? Qu’élire comme vérité et comme discours sur le réel ?


                                                             pp 7-11

         


[1] Godard, Jean Luc, les Années Mao, Flammarion, Paris,  1985, p. 48-49.

   Durand, Régis, Habiter l’image Essai sur la photographie, Marval, Paris, 1994.

[2] Godard, Jean-Luc, Scénario de Passion, Film, France-Suisse, 1982.



 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :